Chapitre 4

 

Lisbeï aurait pu aimer Selva. Si Selva avait voulu se faire aimer. Mais Selva avait d’autres préoccupations. Selva avait renoncé à beaucoup, et depuis longtemps, pour mériter d’être la Capte de Béthély. Elle ne pensait pas pouvoir se permettre d’avoir des regrets. Elle avait déjà beaucoup défié les traditions pour sa première-née. Elle s’apprêtait à le faire encore en la désignant comme la future Mère avant qu’elle ait fait ses preuves. En fait, si elle l’avait osé, elle l’aurait prise plus tôt : sept années, c’était bien tard pour commencer pareil apprentissage. Mais la tradition des garderies était difficile à renverser à Béthély. Reléguées dans l’univers clos des garderies, les petites mosta, les presque-personnes. (C’était l’étymologie du mot en vieux-frangleï : « presque ».) Seules les dotta étaient de vraies personnes, n’est-ce pas, les filles, celles qui ont passé le cap fatidique des sept années, celles qui ont survécu aux maladies de la petite enfance – et à la Maladie. Celles qui sortent des garderies, celles-là seules ont gagné le droit de rejoindre le monde des adultes et de connaître leurs Lignées, les deux marques qu’on leur tatoue, une sur chaque épaule, le jour de leur huitième anniversaire.

C’est plus humain, n’est-ce pas ? Pour tout le monde. Les mosta sont bien tranquilles dans les limbes des garderies, elles n’ont pas peur de la mort – le mot n’existe pas pour elles – puisque les gardiennes n’ont pas peur, puisque les gardiennes ne pleurent jamais quand une petite mosta retourne en Elli.

Et les génitrices ne pleurent pas non plus leurs enfantes, qu’elles ne connaissent pas. Elles ne les ont pas nourries, elles les ont tenues une fois dans leurs bras pour les reconnaître officiellement, puis elles les ont données aux nourrices, elles ne les voient plus ensuite, celles qu’elles allaitent ne sont jamais les leurs. Ni l’organisation du travail ni la disposition des lieux ne le permettraient à Béthély. Si on désire s’occuper d’enfantes, on peut toujours demander à être assignée à un poste de gardienne. Simplement, ce sera dans une garderie où ne se trouvent aucune de vos enfantes. Pourquoi risquer de s’y attacher, faire de chaque maladie un drame, de chaque mort une tragédie ? Il en meurt tellement, des petites mosta. Chaque Rouge le sait bien : sur les huit ou neuf enfantes menées à terme en quelque seize années de fertilité, il en survivra trois – en moyenne. Les chiffres ne pardonnent pas. Mieux vaut confier les enfantes aux garderies et attendre en espérant qu’elles en sortiront. Et si on les retrouve ensuite, au hasard de la géographie des étages ou des postes de travail (on ne les cherche pas, quand on est bien élevée), l’affection, si elle naît, ne procède pas de l’habitude, comme dans les Familles progressistes. C’est un choix mutuel.

Mais pas pour les enfantes des Captes, bien entendu. Pas pour les premières-vivantes. Les futures Mères de Béthély, ce sont des cas à part.

Selva avait voulu aimer sa mère, mais Cémmélia n’avait pas voulu être aimée. Cémmélia avait eu d’autres priorités. Cémmélia avait renoncé à beaucoup, et depuis longtemps, pour être la Capte de Béthély. Elle était certaine qu’elle ne pouvait pas se permettre d’avoir des regrets.

 

* * *

 

Après avoir été ramenée par Antoné dans sa chambre, Lisbeï avait d’abord été terrifiée. Puis elle avait commencé à réfléchir. Mooreï n’avait rien demandé. Était-ce bon ou mauvais signe ? Mooreï n’avait pas semblé fâchée. Seulement très fatiguée et très triste. Antoné n’avait rien demandé non plus ; elle s’était assise sur les marches et avait expliqué à Lisbeï pourquoi les garderies étaient les garderies. Antoné semblait fâchée – mais Lisbeï n’avait pas l’impression que c’était vraiment contre elle. Peut-être que ce ne serait pas si grave, après tout ? Il était interdit aux dotta d’aller dans les souterrains, mais il avait été interdit aussi d’aller se promener la nuit dans la garderie. Et Lisbeï n’avait pas été punie la première fois qu’elle avait essayé de retrouver Tula.

Elle avait presque réussi à se rassurer quand, après le petit déjeuner, une Bleue inconnue vint la chercher. Dans l’escalier qui menait aux étages, Lisbeï trouva assez de courage pour demander où elles allaient ; la Bleue lui jeta un coup d’œil sévère par-dessus son épaule : « Voir la Mère. »

Le cœur de Lisbeï continua de battre. Les jambes de Lisbeï continuèrent de la porter. Le cerveau de Lisbeï, après une brève explosion de panique, était soudain, à sa grande surprise, très calme. Le pire était arrivé. Elle allait voir la Mère. Elle était perdue. Que pouvait-il arriver de pire, maintenant ? Et, sans qu’elle l’ait décidé, son esprit, très calme, se mit à imaginer la rencontre avec la terrible Capte de Béthély. Cela se fit presque malgré elle : quelqu’une, dans sa tête, avait pris les commandes et échafaudait des histoires, ou plutôt l’histoire variable de ce qui pourrait se passer. C’était un exorcisme, bien sûr, mais aussi une sorte d’exercice, de préparation.

Les histoires possibles venaient par séries. Dans une des séries, Lisbeï s’accusait d’une curiosité coupable pour les souterrains ; la Capte la punissait plus ou moins sévèrement. La punition consistait parfois à ne plus aller dans les souterrains pour une durée limitée – qui devenait illimitée dans une autre version. Mais le nom de Tula n’était jamais prononcé. La Capte ne savait rien de la raison qui avait poussé Lisbeï vers les souterrains. Mooreï et Antoné n’avaient rien dit.

L’autre série d’histoires était beaucoup plus pénible : la Capte savait tout. Et dans la tête de Lisbeï, la conteuse avait beau se contorsionner, elle n’arrivait pas à imaginer une conclusion positive. Restaient diverses histoires d’horreur, dont l’issue était de toute façon toujours la même : Lisbeï ne verrait plus jamais Tula. Ou dans si longtemps que c’était pareil.

Arrivée à ce point, l’imagination de la conteuse et le calme relatif de Lisbeï disparurent sous une vague de désespoir aigu, puis de souffrance, puis de colère. Ah, la Capte avait envoyé quelqu’une dans les Mauterres, une fois ?! Eh bien, Lisbeï s’enfuirait dans les Mauterres. Et elle reviendrait enlever Tula !

Et elle ferait tout ça comment ? reprit la conteuse. Y avait-il une nuance narquoise dans son intonation ? La colère de Lisbeï redoubla – elle se sentait mieux d’être en colère, mieux qu’en ayant seulement mal. Comment elle ferait tout ça… mais elle ne savait même pas ce qu’étaient les Mauterres ! Elle se trouvait ainsi plongée dans un mélange de fureur et d’impuissance totale quand la porte du bureau de la Capte s’ouvrit ; une voix précise et ferme lui enjoignit d’entrer.

Le bureau se trouvait à l’entrée de la Bibliothèque, au quatrième étage. C’était une petite salle lambrissée de boiseries sombres, avec une grande fenêtre de verre épais qui étouffait la lumière. Près de la fenêtre, une table de bois lustré où s’entassaient des piles bien nettes de papiers et de cahiers. En face du bureau, une chaise, et de l’autre côté un fauteuil. Le seul autre meuble, à l’extrémité la plus sombre de la pièce, était un lutrin, avec un petit tabouret devant. Un très gros livre était posé dessus.

Lisbeï vit tout cela d’un seul coup d’œil, en même temps qu’elle sentait dans son dos la présence de la Capte de Béthély qui refermait la porte.

La présence, dans son dos, qui s’approchait d’elle, la contournait.

La présence.

La lumière, la chaleur, la résonance !

Mais pas comme avec Tula. Il n’y avait pas vraiment d’écho en réponse.

La Capte de Béthély s’éloigna d’un pas vif jusqu’à son bureau et s’assit dans son fauteuil, les bras croisés. C’était une Rouge, bien entendu. Elle semblait assez jeune, plus que Mooreï, moins qu’Antoné (Lisbeï avait maintenant les moyens de mieux comparer les âges). Ses cheveux roux, presque rouges, étaient bien serrés en deux grosses nattes qui encerclaient sa tête, mais il s’en échappait quantité de petits cheveux fins qui brillaient en auréole dans la lumière de la fenêtre. Et ses yeux étaient fixés sur Lisbeï, des yeux verts, ou gris, ou bleus, qui étincelaient dans son visage très blanc.

Et Lisbeï, qui avait passé une heure à se raconter comment elle mentirait à la Capte de Béthély, Lisbeï dit tout d’un trait : « Est-ce que tu es la mère de Tula ? »

Et baissa la tête, les joues brûlantes, avec l’impression de couler à travers le plancher.

Le silence, puis le soupir, lui firent lever les yeux. La Capte de Béthély la regardait toujours. « Oui, dit-elle enfin, et elle ne semblait pas fâchée. Je suis la mère de Tula. »

Elle croisa ses mains sur le bureau devant elle et se pencha un peu vers Lisbeï par-dessus la surface brillante. « Tu es née en junie, Lisbeï. Sais-tu ton âge ? »

Lisbeï allait calculer, mais la Capte répondit à sa place : « Nous sommes en ellième. Tu n’as pas sept années, Lisbeï, il s’en faut de beaucoup. Tu devrais être encore à la garderie. J’ai fait une exception pour toi. Sais-tu pourquoi ? »

Abasourdie, Lisbeï ne put que secouer la tête.

« Parce que tu es la future Mère de Béthély. La future Mère de Béthély est une personne très importante, tu le sais ? Elle doit apprendre, pour être une bonne Capte. Tu vas avoir beaucoup de choses à apprendre. On ne les apprend pas dans les garderies. »

Ce n’était pas ainsi que ça devait se passer, pas du tout ! Au hasard, à la fois affolée et fascinée, Lisbeï se raccrocha à l’une des phrases qu’elle avait préparées : « Tula a eu la Maladie aussi, elle pourrait sortir de la garderie maintenant. Ce n’est pas sa faute. »

La dernière phrase n’était pas prévue à cet endroit, mais autant en finir avec cela aussi : « Il ne faut pas la punir, ce n’est pas sa faute, c’était mon idée.

— Je sais, dit la Capte de Béthély. Bien sûr. Mais tu ne dois plus penser à Tula. Tula n’est pas la future Mère de Béthély. Elle doit avoir sept années avant de sortir. C’est ainsi à Béthély. Si on fait trop d’exceptions, ce ne sont plus des exceptions, n’est-ce pas ? De toute façon, tu es une grande, maintenant, une dotta. Tu auras bien d’autres choses à faire que de t’occuper de Tula. »

Il y avait quelque chose de si terriblement définitif dans ce calme sans colère de la Mère, dans la certitude plombée qui ternissait sa lumière, que Lisbeï se mit soudain à pleurer. Elle essaya de s’arrêter, accablée et furieuse : elle n’était pas censée pleurer, pas comme ça, pas maintenant ! Mais les larmes avaient leur propre volonté, elles montaient de sa poitrine et la déchiraient de grands sanglots douloureux : pourquoi lui avait-on donné Tula, alors ? Il ne fallait pas lui donner Tula !

Elle se rendit compte qu’elle avait crié tout haut quand la voix de la Mère s’éleva de nouveau, avec une note d’impatience : « Écoute-moi, Lisbeï. Je suis la Capte de Béthély et je suis la mère de Tula, mais moi non plus je ne la verrai pas avant qu’elle soit sortie de la garderie. Je devrai attendre, comme toi. Je suis la Mère de Béthély et quand tu seras une Rouge, tu seras la Mère de Béthély à ma place. La Mère de Béthély est la mère de toutes à Béthély, pas de quelques-unes seulement. Et elle ne peut commander à Béthély que parce qu’elle obéit aux lois, comme tout le monde.

« Pourquoi vous avez fait une exception pour moi, alors ? » aurait voulu dire Lisbeï, mais elle ne dit rien, parce que la Mère s’était levée et était venue s’accroupir devant elle pour lui prendre les mains. Et alors Lisbeï perçut la lumière et la chaleur, et surtout la résonance cette fois, oui, l’écho, en un éclair, le temps de sentir la peine de la Mère, une peine immense, trop complexe et trop profonde pour être comprise par une petite dotta qui n’a même pas sept années. Sa peine, et sa compassion.

Et puis le recul (horrifié ?) et le soudain éclat de violence, comme une porte qui claque, et pendant un moment Lisbeï ne sent plus rien du tout, comme s’il n’y avait personne devant elle. Mais la Capte est là. Elle a lâché les mains de Lisbeï. Elle se redresse et croise les bras. Elle regarde au-dessus de la tête de Lisbeï. Sa présence est différente. Il n’y a plus d’émotions, seulement la barrière froide, la raideur. Le refus.

La Capte de Béthély va vers le lutrin et fait signe à Lisbeï, impérieusement, de venir la rejoindre. Elle pose une main sur le gros livre. « Tous les jours, à dix heures, tu viendras ici, Lisbeï. Tu sais lire, n’est-ce pas ? Nous commencerons par l’histoire de Béthély. Tu as bien compris ? »

Lisbeï, muette, incline la tête.

« Assieds-toi. »

Lisbeï va s’asseoir sur la chaise, en face du bureau.

La Capte va ouvrir la porte et une vieille Bleue entre, portant un plateau où se trouvent des objets inconnus de Lisbeï, qu’elle pose un à un sur le bureau. Il y a de petites fioles, des sortes de porte-plume et des compresses blanches. La vieille Bleue dit à Lisbeï de défaire le haut de sa tunique pour découvrir ses épaules. Lisbeï obéit.

« Ça ne fera pas très mal, murmure la vieille Bleue.

— Lisbeï de Béthély-Callenbasch, notre fille et notre sœur en Elli, dit la Capte d’une voix distante, sans regarder Lisbeï, sois la bienvenue parmi nous. »

Quand Lisbeï quitte le bureau de la Capte, elle porte les marques de ses Lignées, le triangle bleu aux lignes jaunes ondulées qui est celle de Béthély, les deux petites étoiles noires en biais dans le carré rouge qui est celle de Callenbasch. La vieille Bleue a menti ou elle ne se rappelle plus, depuis le temps : ça fait mal. Mais Lisbeï n’a pas crié, pas gémi. Tout le temps qu’a duré le tatouage, elle a regardé droit devant elle. La Capte est restée debout devant elle tout au long de l’opération, les bras croisés, et Lisbeï a regardé le ventre de la Capte, invisible dans les plis de la longue robe rouge. Le ventre où a poussé Tula.

Beaucoup plus tard, elle réalisera que lors de cette première rencontre, Selva ne lui a jamais dit qu’elle était sa mère à elle aussi.

 

* * *

 

Lisbeï aurait pu aimer Selva. Pendant des années, elle devrait se contenter, confusément et alternativement, de la respecter, de l’admirer et de la haïr.

Le Livre de Béthély était un très gros livre large et épais, relié de cuir fauve. La couverture, comme le dos, portait la marque de Béthély gravée au fer et dorée. Les pages étaient raides. Il fallait les tourner lentement, avec précaution, avec respect. Il en émanait une odeur qui se confondrait bientôt, pour Lisbeï, avec celle de l’Histoire et plus généralement du savoir : cuir, encres, papier, colle et surtout l’odeur particulière des images et du fin papier jaune et bruissant qui les protégeait. Les images alternaient de façon irrégulière avec les pages imprimées ; c’étaient de très anciens dessins plus ou moins habiles, puis des gravures, puis, à mesure qu’on avançait dans le Livre, des images différentes, d’abord des sortes de plaques épaisses, floues et jaunies puis plus minces, plus nettes, mieux contrastées dans les ocres et les sépias : des « photographies », un mot que Lisbeï aurait longtemps du mal à orthographier. C’étaient des reproductions exactes de l’Histoire, des morceaux arrachés à l’espace et au temps, par magie, penserait-elle d’abord.

La première leçon dura longtemps. Selva avait pris Lisbeï dans ses bras pour la hisser sur le tabouret, devant le lutrin (brève, trop brève lumière, lointaine et défendue). Et elle avait commencé de tourner les pages en racontant Béthély à Lisbeï. Toutes les images, les gravures ou les photographies montraient la même chose : les Tours. D’abord difficiles à reconnaître mais qui se transformaient au fil des pages pour devenir elles-mêmes. Les ruines qui les entouraient au début disparaissaient, des champs se dessinaient, des arbres poussaient, des sentiers devenaient des chemins puis des routes. Les palissades en triangle, avec leur chemin de ronde et leurs tourelles, s’élevaient pour les entourer, puis étaient démantelées. La levée de terre qui les avait portées s’élargissait et faisait le gros dos. De nouveau des palissades, qui disparaissaient à leur tour. De l’herbe recouvrait les anciennes fortifications devenues pâturages, avec les points bruns des vachettes et les points dorés des oveines. C’était maintenant la familière colline circulaire au sommet aplati où serpentaient des chemins, et au-delà de laquelle jardins et vergers se disposaient en cercles concentriques. Les auvents au pied des Tours étaient récents : ils n’apparaissaient pas sur les premières photographies. Au contraire, les trois passerelles aériennes reliant les Tours entre elles étaient anciennes : on les distinguait déjà dans les dessins.

Une, dix, vingt pages : vingt, cinquante, cent cinquante années, traduisait Selva. Comme un calendrier, avait soudain pensé Lisbeï. Les pages continuaient à tourner : les travaux de réfection de la cour centrale, les auvents qui s’édifient peu à peu au pied de chaque Tour, la prolifération des escaliers extérieurs… Béthély désormais se ressemblait. C’était trois cent soixante-dix-huit années auparavant, au temps d’Alicia, la première Capte de Béthély.

Selva aurait très bien pu commencer l’éducation de Lisbeï autrement ou par un autre livre d’histoire. Mais elle savait ce qu’elle faisait. Sa mère l’avait fait avant elle.

L’Histoire, s’était dit Lisbeï ce soir-là en se racontant sa journée, c’était comme des histoires ; et, comme les histoires, mais d’une façon différente, c’était vrai. Comme la Parole d’Elli expliquait pourquoi le monde existait, pourquoi il y avait quelque chose et non rien, l’Histoire expliquait pourquoi maintenant existait, comment hier était devenu maintenant. Jusque-là, Lisbeï avait cru plus ou moins confusément que son origine et celle de Tula tenaient toutes dans le ventre où elles avaient poussé. Elle se disait bien que ces ventres, ces mères, avaient dû pousser dans d’autres mères, d’autres ventres, et ainsi de suite en remontant jusqu’à Elli. Elle pensait que seules les personnes avaient ainsi une origine. Mais voilà que les lieux et les choses en avaient une aussi, inextricablement liée à celle des personnes. C’était aussi cela, l’Histoire, comme un énorme ventre invisible doublant celui d’Elli. Ou plutôt, à l’intérieur du Premier Ventre, qui était celui d’Elli. La Parole et l’Histoire se complétaient, la seconde venant prendre à point nommé le relais dans la chaîne entre le maillon de la première femme créée par Elli et cette jeune Rouge distante et sévère, mais puissante, qui était la mère de Lisbeï et de Tula, et la Mère de Béthély.

Car c’était Selva qui ouvrait le Livre, l’Histoire, pour Lisbeï. C’était Selva qui donnait Béthély à Lisbeï (et bientôt, de proche en proche, tout le Pays des Mères). Et n’était-ce pas Selva, somme toute, qui avait créé Tula pour Lisbeï, qui lui avait donné Tula ? C’était comme si le mouvement déclenché par l’apparition de Tula, tous ces glissements, ces croisements, ces emboîtements avaient dû aboutir là, dans la petite salle aux boiseries sombres et luisantes où Lisbeï, la future Mère de Béthély, n’avait plus qu’à prendre sa place dans un ordre des choses qui la dépassait mais qui l’avait attendue depuis toujours.

Toutes (en commençant par Selva) semblent si tranquilles dans leur certitude que les choses sont bien ce qu’elles doivent être. Comment Lisbeï pourrait-elle résister, sans Tula, à la pression invisible et constante de toutes ces présences qui sont Béthély, la Famille, le monde ? C’est tellement rassurant, aussi, de savoir qui on est, ce qu’on doit faire, où on va. Lisbeï se déplace maintenant dans la Tour avec une assurance nouvelle, une sorte d’affection diffuse pour tout ce qu’elle voit. Quelquefois, quand elle est seule, elle laisse traîner sa main sur les lambris des murs dans les couloirs, elle examine le dessin des mosaïques, elle palpe et renifle les belles tentures. Un jour elle sera la Mère, un jour elle sera Béthély. Les corridors, les salles, le grand escalier, les petits escaliers à surprise, tout cela forme comme un seul grand corps qui doublerait le sien, un corps vivant, animé par un souffle régulier : la première vague des travailleuses de l’aube, à six heures du matin, et la dernière, à neuf heures, les va-et-vient des trois services de chaque repas, le départ des travailleuses de l’après-midi et les courants contraires de la fin de journée, quand les dernières équipes de l’après-midi croisent celles de la soirée. Et enfin, vers dix heures, les dernières voix dans les couloirs, quand le grand corps de Béthély prend ses aises avant de s’endormir.

Et si elle ne dort pas déjà à cette heure-là, Lisbeï peut même ne pas avoir trop de peine en pensant à Tula, quelquefois. Comme elle étudie avec la Mère et la Mémoire, elle a eu droit à un gros cahier pour faire des devoirs. Et toutes les nuits, sur des feuilles qu’elle en a arrachées, d’une écriture minuscule pour faire durer le plus longtemps possible le précieux papier, elle consigne les choses importantes qui lui sont arrivées dans la journée ; elle recopie les horaires des travailleuses ou elle fait un plan détaillé de chaque Tour, étage par étage. Béthély, c’est comme la petite boîte du puzzle avec lequel on apprenait les lettres et les chiffres, à la garderie, en y déplaçant des petits carrés de bois : malgré les détours compliqués, chaque carré a sa place et à la fin tout est en ordre, de gauche à droite et de haut en bas, A - B - C - D, 1 - 2 - 3 - 4, les étages, les heures, les jours. Simplement, Béthély est plus grande que la boîte du puzzle et c’est soi-même qu’on déplace d’une case à l’autre. Et la case vide, celle qui permet le mouvement, c’est la garderie, celle qu’on poursuit en la remplissant de carrés jusqu’à ce qu’elle s’immobilise après le Z, ou après le zéro, et par cette porte, parce que Lisbeï l’aura mérité, Tula, un jour, sortira. Et quand elle sortira, Lisbeï lui donnera son journal secret : elle lui donnera Béthély, et Tula saura tout elle aussi. Tula ne lui en voudra pas de ne pas avoir essayé de la rejoindre malgré tout à la garderie, Tula comprendra.

Lisbeï a bien pensé à lui faire parvenir des messages, mais comment, par qui ? Impossible de mettre une autre dotta dans la confidence. Mooreï ou Antoné ? Ce serait trop risqué. Après tout (elle doit bien l’admettre), elles l’ont déjà dénoncée à Selva. Elle ne leur en veut plus trop, maintenant qu’elle comprend à quel point des rencontres clandestines avec Tula étaient irréalisables ; elles ont presque deux années de différence ; il leur aurait été impossible de se rejoindre en secret pendant deux années ! Elles ont eu de la chance à la garderie parce que leurs rencontres n’ont duré que cinq mois et que personne ne s’en doutait. Recommencer maintenant, à partir de la Tour… Tôt ou tard, Lisbeï se serait fait prendre et cela n’aurait profité à personne, n’est-ce pas ? Non, Tula comprendra sûrement. Et puis, c’est le pacte tacite entre Lisbeï et Selva, ou du moins ce que Lisbeï imagine être un accord entre elle et Selva : elle renonce momentanément à Tula, et en échange, elle aura Béthély avec Tula, plus tard.

Elle essaie de ne pas trop imaginer ce que Tula peut penser, peut ressentir. Quand la peine et l’impuissance deviennent vraiment trop douloureuses, elle tente de se consoler en se disant qu’un jour elle osera demander à Antoné d’aller parler à Tula de sa part. La jeune Bleue semble plus susceptible de l’aider que Mooreï. Un jour elle lui demandera, quand elle leur aura tellement bien prouvé sa bonne volonté à toutes que la Mère ne pourra pas lui tenir rigueur d’avoir voulu consoler un peu Tula. Plus tard. Le temps n’est pas son ennemi. Le mouvement qui lui a amené Tula et l’en a séparée la lui ramènera sûrement. Le temps, en somme, se dit Lisbeï en dérivant peu à peu dans le sommeil en même temps que le grand corps maintenant silencieux de Béthély, le temps est comme un grand escalier sans surprise : il va vers demain et encore demain et elle sait exactement de quoi demain sera fait. Un jour, bientôt (elle coche les cases dans le tout petit calendrier qu’elle a fabriqué en secret), Tula aura sept années et elle viendra la rejoindre. Elles resteront ensemble, bien sûr, puisqu’elles sont toutes deux les filles de la Mère de Béthély. Et un autre jour elles deviendront des Rouges et Lisbeï sera la Mère de Béthély et elles feront leurs enfantes ensemble et plus jamais, jamais, elles ne seront séparées.

 

* * *

 

(Lisbeï/Journal à Béthély)

 

4 de fèvre 480 A.G.

 

C’est comme des boîtes de plus en plus grandes. Tu te rappelles, Plus-petite-plus-grande ? La plus petite va dans la plus grande : la nurserie, le premier étage et le rez-de-chaussée dans ta garderie, la garderie dans le parc, le parc et la garderie dans Béthély. Béthély c’est les trois Tours mais aussi tout autour : la Famille a des Fermes plus loin. On dit aussi Boutures : quand il y a trop de monde dans la Famille, on en enlève une partie et elles vont habiter ailleurs : c’est ça une Bouture. Les Tours et toutes les Fermes, c’est le territoire. Quand on regarde la carte, dans le Livre, c’est bien clair. Alors imagine une boîte en plus : Béthély dans le territoire. Et devine quoi ? Ça continue ! Le territoire de la Famille est dans un endroit plus grand. Le nom est « la Litale ». C’est une province. Et la Litale est dans un territoire plus grand et c’est ça le Pays des Mères. Il y a plein d’autres Familles (mais pas dans des Tours) avec d’autres territoires dans la Litale et dans d’autres provinces, et tout ça ensemble, c’est le Pays des Mères.

Les autres provinces sont : l’Escarra, c’est au sud. La Brétanye, au nord-ouest. Encore plus au nord il y a la Baltike. Et tout à l’est, il y a les Mauterres. On y va pas, parce qu’elles vous rendent malades, et alors on meurt. Mais on y envoie les renégates, celles qui ont été vraiment vilaines. On leur enlève leurs tatouages d’épaules, ou plutôt on met un tatouage tout noir dessus, et on les envoie à la Passe des Renégates. Regarde sur la carte que je t’ai dessinée, on voit bien où c’est. Je t’ai mis les points cardinaux (c’est une croix de directions qui remplacent en haut/en bas à gauche/à droite quand c’est dans des cartes) ; je l’ai copiée d’un livre, pas le Livre de Béthély, bien sûr, un autre livre, de géographie. La géographie, ça sert à se repérer quand on voyage dehors. C’est pratique. Mais la Mère dit qu’il faut s’occuper de l’histoire d’abord, c’est plus important. (Voyager dans le temps, alors.) Parce que le Pays des Mères de la carte, il a pas toujours existé. Enfin, la carte a pas toujours été comme elle est maintenant, et ça, ça dépend de l’histoire et pas de la géographie.

Ça fait d’autres boîtes, si tu veux : il y a le Pays des Mères et avant le Pays des Mères et avant-avant. Avant le Pays des Mères, c’était les Ruches. Avant-avant, avant les Ruches, c’était les Harems. Alors les Ruches sont venues à la place des Harems et le Pays des Mères à la place des Ruches. Il y avait encore autre chose avant les Harems mais c’était il y a très longtemps et encore pire que les Harems et les Ruches, et puis il en reste encore moins que des Harems et on sait pas trop comment c’était. Il y a pas d’images de ça dans le Livre en tout cas. Et pourtant le Livre remonte très loin. Attends, je te l’écris en chiffres, c’est plus facile : 584 années. Le Livre a pas 584 années, sinon il serait vraiment tout abîmé. Mais les images dedans et les histoires, ça raconte comment c’était il y a 584 années à Béthély et depuis.

Alors, les Ruches… Là, c’est drôle parce qu’il y a encore des ruches à Béthély. C’est des petites maisons et les abeilles vivent dedans. (Tu savais pas, hein, que les abeilles aussi avaient des maisons ? Je savais pas non plus.) Les Ruches, écrit avec une majuscule, c’est autre chose. C’était le nom de Béthély avant d’être « la Capterie ». On disait « La Ruche de Béthély ». Il y avait pas vraiment des abeilles mais ça fonctionnait comme une ruche : plein de travailleuses (mais elles travaillaient pas tout le temps) et une Reine. Maintenant, la Reine, c’est la Capte. Elle est pas aussi méchante que les Reines des Ruches, elle peut pas à cause de la Charte. La Charte, c’est les règles pour toute Béthély. Il y en a aussi pour le Pays des Mères.

Tu sais, le jeu de la Reinegarde, ça vient de là, la Reine. Dans le temps des Ruches, si on avait pas les bonnes réponses pour les devinettes, on vous coupait la tête. Et le Donjon aussi ça vient des Ruches. C’est pour ça qu’il faut des garçons. On se battait pour les garçons au temps des Ruches. Tu te rends compte ?! Il y en avait pas beaucoup non plus. C’est très utile les garçons, elles disent (la Mère et Mooreï, je veux dire). Majda aussi. Ah bon ? Mais c’est une chose que j’apprendrai plus tard. Je te dirai, bien sûr.

Les Ruches étaient très, très mauvaises : c’était des femmes mais elles battaient les femmes, elles les tuaient même ! (Tuer, c’est faire mourir. Faire partir et on revient pas. Comme l’infirmerie, tu sais ? Sauf que l’infirmerie tue pas, c’est juste les maladies et la Maladie, comme je t’avais dit. C’est très triste mais c’est comme ça, on y peut rien.) De toute façon, si les femmes des Ruches étaient si mauvaises, c’était beaucoup la faute aux Chefs des Harems : elles les avaient vus faire et elles faisaient pareil. Et puis elles avaient pas vraiment Elli pour les guider. Elles voulaient pas vraiment d’Elli. C’était il y a très longtemps et la vie était très dure, alors tout le monde était très dure.

Les femmes des Ruches tuaient plein de monde et, en plus, elles brûlaient les livres ! Alors, les Juddites se sont révoltées et on a remplacé les Ruches par le Pays des Mères. Il paraît que plein de monde est encore morte pour ça, surtout les mauvaises des Ruches.

Les Harems, comme je t’ai dit, on en sait pas grand-chose. Il y avait beaucoup de femmes battues par des « Chefs barbares ». Tu te rends compte ? Les Chefs étaient des hommes, en plus ! (Un Chef, c’était… comme la Mère, un peu : la Capte principale.) Mais ils étaient différents en ce temps-là, les hommes, comme des bêtes méchantes. Les femmes étaient des « esclaves ». Ça veut dire qu’elles étaient comme des objets, qu’elles travaillaient tout le temps et qu’elles avaient pas le droit de faire autre chose. C’est vraiment difficile de comprendre cette période, la Mère a dit. Je suis bien d’accord ! En tout cas, à la fin, les femmes en ont eu assez et elles ont remplacé tous les Chefs dans les Chefferies et elles ont commencé la période des Ruches. Aussi, Garde est venue à la fin des Harems, pour leur montrer à faire la paix.

Garde, c’est compliqué. C’est pas comme la Reine-garde, je crois. C’est une autre personne, une vraie personne. Elle s’est mise entre les Harems et celles qui voulaient les démolir (les Juddites) et elle leur a demandé de faire la paix. Elle était très courageuse, très bonne. Alors les Chefs des Harems l’ont tuée. Mais elle est revenue. Elle est pas morte la première fois et elle est revenue. Ou plutôt si, elle était morte la première fois mais elle est revenue quand même, et elle est encore morte et revenue. Deux fois. Je sais, c’est drôle, elle pouvait pas être à la fois morte et vivante, mais c’est comme ça. C’est un mystère, Mooreï dit. Quelque chose de très difficile à comprendre. Comme Elli qui est tout et rien, tu te rappelles ? C’est la même chose, un peu. En tout cas, elle est revenue, Garde, et elle leur a encore montré la paix. Mais les gens des Harems croyaient pas que c’était la Fille d’Elli, tu comprends. Pas directement la Fille d’Elli, elle aurait été trop vieille, mais quand même. C’est parce qu’elle était morte et revenue deux fois que nous on sait que c’était la Fille d’Elli. Et aussi parce qu’elle avait la Parole d’Elli avec elle. C’est Garde qui nous a appris la Parole et on sait que c’est vrai, la Parole, parce que Garde est revenue après avoir été morte. Et c’est dans le Livre de Béthély, parce que Garde a été tuée et est ressuscitée (ça veut dire « revenue », comme « née deux fois ») à Béthély. Il y en a qui disent que c’est pas tout à fait sûr, parce qu’on a jamais retrouvé ses Compagnes. Elles ont été emmurées dans les souterrains mais on a jamais trouvé de souterrains sous Béthély. Ça fait rien, Hallera dit bien que c’est à Béthély que Garde est ressuscitée deux fois. Hallera, c’est la seule Compagne qui a pas été emmurée. Elle s’est sauvée et elle a continué à parler de Garde pendant que les Ruches étaient méchantes avec les disciples d’Elli. Et à la fin des Ruches, sa fille a donné toutes ses lettres à la première Capte de Béthély, Alicia, et on a reconnu que Garde était la Fille d’Elli pour de vrai, et on a vraiment accepté la Parole et tout. Béthély est la première Capterie. Enfin c’était la première Capterie. Le Pays des Mères a commencé à partir de chez nous. Même, on compte le temps depuis Garde. Cette année, c’est 480 Après Garde. On écrit « A.G. » Chaque année depuis le début, il y a le pèlerinage de Garde. C’est du monde qui vient ici pour penser ensemble à Garde et prier. Ça fait beaucoup de dérangement à Béthély mais il faut bien, parce que Garde est morte ici et elle est revenue ici aussi, deux fois. On sait pas où elle est allée après. Sûrement rejoindre Elli.

 

* * *

 

(Lisbeï/Journal à Wardenberg)

 

Wardenberg, 22 de maïa 496 A.G.

 

Que serait-il arrivé si ce n’avait pas été toi, à la garderie ? Ylène n’est pas comme nous, Sanra non plus. Tout aurait été différent.

Mais je dis des bêtises : ça ne pouvait pas être différent. Les accords avec Belmont pour prendre un des leurs comme second Mâle de Selva avaient été passés avant même ma naissance. Il y en aurait eu une autre comme toi de toute façon. (Et si elle n’avait pas vécu ? Avant Ylène et Sanra, toutes les autres bébés de Selva sont mortes. Mais non. Je peux t’imaginer inexistante, Tula, mais je ne veux pas t’imaginer morte.)

J’en ai écrit des lignes et des lignes dans le journal sur les autres sœurs. J’étais… bouleversée. Curieuse, aussi. « Toi et moi, personne d’autre. » Tu me disais ça, à la garderie. Mais il y en avait eu, d’autres, même si elles étaient mortes. D’autres, dans le ventre de Selva, dans « notre » ventre. Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où je l’ai appris. Il faisait chaud, c’était à la boulangerie. On préparait le pain. (Tu te rappelles, l’odeur de la levure ?) J’aplatissais des boules depuis au moins deux heures. Selva est passée par là. En tunique légère, contrairement à ses habitudes. J’ai vu son ventre arrondi et, tout d’un coup, en écoutant ce que les autres lui disaient, ce qu’elle répondait, j’ai compris qu’il y avait une bébé en train de pousser dans ce ventre. Elle goûtait à la pâte, je me rappelle, elle riait. Elle a écarté une mèche de son front et ça a laissé une trace de farine sur sa figure. Quelqu’une l’a effacée en lui parlant, ce devait être Torina, la plus vieille des captes cuisinières, personne d’autre ne se serait permis. Elle avait l’air tellement jeune, tout à coup, Selva. Je me rappelle, j’ai pensé qu’elle avait dû être une dotta et une mosta comme nous, c’était la première fois que je le pensais. Et puis elle m’a vue et elle a repris son masque. Je suis restée à aplatir férocement mes boules de pâte levée, avec Torina qui ronchonnait : « Pas si fort, laisse quand même un peu d’air pour que le pain respire ! »

Une autre enfante que nous dans le ventre de Selva. Je me sentais toute drôle. Comme trahie, bien sûr. Mais troublée surtout à l’idée qu’il y en avait peut-être déjà d’autres dans les garderies. Ou d’autres dans les Tours. Je savais à qui demander – Antoné, comme d’habitude – mais je ne savais pas si j’avais vraiment envie de savoir. Et finalement, le sujet a été abordé par hasard, mais avec Mooreï : « Non, tu n’as pas encore d’autres sœurs. » Je ne sais pas si j’ai été soulagée ou déçue. J’ai noté le mot « sœur » dans mon journal, en tout cas. Ce n’est pas un mot qu’on emploie souvent, à Béthély. Mais nous sommes seulement demi-sœurs, nous deux – tout le monde, d’ailleurs. Il n’y a pas de vraies « sœurs » à Béthély, puisque la seule qui le pouvait, la Mère, a décidé qu’elle ne ferait pas deux enfantes avec le même Mâle. Une décision radicale pour résoudre tout problème futur, croyait-elle sans doute. Elle n’avait pas compté avec la lumière. (Après tout ce temps, utiliser encore ce terme ! Mais je le préfère à tous les autres. Il est aussi vrai, et peut-être plus profondément, que toutes les étiquettes scientifiques utilisées par Antoné ou Kélys. C’est celui que je t’ai appris, celui que nous utilisions pour décrire ce qui nous unissait, au temps où tu l’acceptais.)

Je me rappelle, quand Antoné m’a finalement appris comment on faisait les enfantes, je me suis mise à rire. Autant de surprise que d’indignation : Turri et Rubio n’avaient pas été si loin du compte, en définitive. Les mères ne faisaient pas les enfantes toutes seules ? Quel scandale. J’étais bien prête à accepter Selva en tiers entre toi et moi, mais ça, c’était trop ! En même temps, j’étais satisfaite : je n’avais pas si mal compris la Parole d’Elli. Cette histoire de la première femme et du premier homme qui peuplent le monde, sur laquelle j’avais toujours achoppé (car enfin, les hommes, ces garçons montés en graine, ne pouvaient pas être si importants !), voilà tout d’un coup qu’elle devenait plus claire. Et, au moins, mon intuition d’une symétrie se révélait juste. « La femme/Et l’homme ». Chacune une moitié d’Elli, chacune donnant une moitié d’elle-même sous forme de graines qui dansaient ensemble, qui se mélangeaient, pour produire finalement une personne entière, une autre fille ou un autre garçon, qui à leur tour… C’était encore une forme d’ordre, ça ne me déplaisait pas. En tout cas, si les mères ne faisaient pas les enfantes toutes seules, elles étaient quand même bien les seules à pouvoir les faire pousser dans leur ventre à elles ! Et on n’avait pas besoin de beaucoup de mâles parce qu’en fait seules leurs graines étaient importantes et ils en produisaient assez, quelques mâles suffisaient à Béthély pour chaque période de Service.

Ça, le Service, c’était plus compliqué. J’en ai eu du mal à essayer de t’expliquer, de m’expliquer ! Antoné n’a jamais été très douée pour donner des explications simples ; elle a trop de respect pour l’exactitude scientifique ; entre une bonne histoire et de vilains faits, elle choisira toujours les faits ; elle n’a jamais pu admettre qu’une bonne histoire vaut parfois mieux – en attendant de pouvoir digérer les faits. Heureusement, je n’ai jamais été en peine d’inventer des histoires, n’est-ce pas ? J’ai réarrangé les faits d’une façon qui pouvait me convenir – et que je pouvais t’expliquer : dans chaque Famille il faut changer régulièrement de mâles parce que les graines des mères et des mâles ne se mélangent pas n’importe comment ; certaines ne sont pas compatibles et produisent des enfantes défectueuses (sûrement la faute des mâles !). C’est pour éviter les mauvais mélanges qu’on tatoue les marques de leurs Lignées sur les épaules des nouvelles dotta.

Antoné s’emmêlait dans ses tentatives d’expliquer en détail les lois de la génétique à une dotta d’à peine sept années. Mooreï, elle, m’a montré les arbres généalogiques dans le Livre des Lignées, avec à la place de leurs feuilles les petits rectangles où étaient dessinées les marques des Lignées et les noms de la mère et du géniteur. C’est ce jour-là que j’ai appris que tu n’aurais pas la même marque que moi sur l’épaule droite : tu étais une Belmont.

Ce qui me fascinait, je me rappelle, c’était que si on descendait le long d’une branche vers le tronc et du tronc vers la racine, on pouvait retrouver toute sa Lignée. Pas jusqu’à Elli, non, c’était trop loin. (Et dans la terre, alors, pas dans le ciel ? Mais Elli était la terre et le ciel, m’a rappelé Mooreï.) Même la première femme et le premier homme étaient trop loin. Tant pis. Au moins, il y avait nos histoires, à toi et à moi, dans ces arbres. Et c’était de l’Histoire, ces histoires. J’étais ravie : l’histoire la plus personnelle de chacune formait en même temps l’histoire de toutes celles qui étaient venues avant. Dans les graines que je portais, même si elles ne mûriraient pas avant des années, il y avait un peu des graines de toutes les femmes de ma Lignée. Je touchais mon ventre avec un respect un peu effrayé. C’était cela aussi, être la Mère de Béthély, porter toutes les graines de toutes les autres Mères de Béthély. Et celles de Selva aussi, alors ? Comme c’était étrange de penser que j’avais quelque chose de Selva dans mon ventre.

Mais Mooreï a laissé les détails techniques à Antoné, ensuite. Oh, les dessins du livre d’anatomie ! J’ai essayé de te les décrire comme une carte, tu te rappelles ? C’était plutôt boiteux, et pour cause. Et puis, je trouvais tout cela… embarrassant. C’était par là qu’on faisait entrer les graines du mâle, par le petit trou dans notre sexe, si près de là où nous nous faisions plaisir ? Et penser que Turri et Rubio avaient eu raison… Même à moitié, c’était déjà trop. Le mâle faisait sortir les graines de son tuyau, on les recueillait, on les injectait tout de suite après à plusieurs Rouges, avec une seringue, c’était l’insémination. Antoné avait beau m’assurer que ça ne faisait pas mal du tout, je pensais à la seringue et je serrais les cuisses.

Et elle a dit : « De toute façon, la Mère ne fait pas ses enfantes de cette façon, elle les fait directement avec le Mâle. » Et il y a eu ce hoquet dans sa lumière, que je commençais à bien connaître et qui disait « aïe, j’en ai encore trop dit ». Et hop, elle m’a renvoyée à Mooreï. Qui pour une fois n’a pas réussi à vraiment simplifier les choses – mais aussi, il n’était plus question de tricot ; il s’agissait du fondement même de la foi en Elli et d’un sujet qui frôlait d’un peu trop près les mystères de la Célébration. On ne devait pas oublier de quelle façon la première femme et le premier homme avaient donné naissance à la race humaine, selon le désir d’Elli. Même s’il n’y avait pas assez de mâles maintenant. (Selon un autre désir d’Elli, non ? Plutôt contradictoires, les désirs d’Elli. Mais je n’ai pas osé le dire à Mooreï à ce moment-là ; je ne suis même pas sûre de l’avoir pensé.) Et donc, dans chaque Famille, il y avait une Rouge qui faisait ses enfantes de cette façon-là, avec un mâle, et c’était la Mère. Cela faisait partie de ses responsabilités. Puisqu’Elli s’était dédoublée au Commencement pour créer la femme et l’homme, la Mère et son Mâle pouvaient, en se recombinant en quelque sorte dans la Danse, à la Célébration, (ah, les « en quelque sorte » de Mooreï), recréer brièvement Elli. En quelque sorte. En tout cas, c’était un grand honneur et une grande joie pour l’une et l’autre.

Ce qui me déconcertait, je me rappelle, c’était qu’Antoné semblait persuadée d’avoir dit autre chose que Moorei ; il me semblait, à moi, qu’elles parlaient bel et bien du même sujet. Mooreï s’est mise à rire : elle était contente de moi. Elle m’a expliqué ce jour-là que les mots avaient des propriétés précieuses mais étranges. « Le même mot a quelquefois des sens différents pour des personnes différentes. Et quelquefois des mots différents signifient en réalité la même chose. Parfois aussi, des mots différents veulent dire des choses différentes, sinon ce serait trop facile. » Et elle a ajouté : « Ce qui importe surtout à Antoné, c’est le comment. Moi, c’est le pourquoi. »

Bien entendu, elle m’a laissée décider par moi-même ce qu’il en était de ses pourquoi et des comment d’Antoné. Même Mooreï pouvait se tromper : elle croyait que je pensais comme elle, que je préférerais son « côté » à elle. Mais ce que je voyais entre elles, pour les rassembler et non pour les séparer, c’était la même histoire racontée de deux côtés différents, le comment par Antoné, le pourquoi par Mooreï.

J’aurais dû faire plus attention, n’est-ce pas, Tula ? J’aurais dû me rappeler ce que Mooreï avait dit. Je me serais peut-être rendu compte plus tard que toi et moi nous utilisions les mêmes mots, mais que nous ne parlions plus vraiment des mêmes choses.

Chroniques du Pays des Mères
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